Une faible fumée d’un blanc grisâtre s’échappait légèrement de la cheminée sans interruption.
De ma fenêtre j’apercevais cette longère où vivait seule depuis de nombreuses années une femme d’un certain âge. Je me demandais pourquoi attisait-elle un feu en cette saison, que faisait-elle brûler, aucune odeur ne me parvenait.
Ses enfants lui font parfois une visite éclair, surtout pour déposer ce dont ils ne veulent plus, chaque jour elle les attend, mais en vain, résignée brûle-t-elle ces objets inutiles pour elle ?
Je l’imagine plutôt faire le tri de tout ce qu’elle a accumulé au cours de sa vie, ces années bien remplies. Je l’imagine chaque soir relire à voix haute une ou deux lettres que son mari lui écrivait au temps de leurs fiançailles, elle les connait par cœur, je l’imagine s’endormir bercée par ces mots qui lui ont fait tant de bien.
Le lendemain, près de la cheminée, hésitant avant le geste fautif, elle déplie délicatement la lettre lue la veille puis la dépose sur la braise. Les mots se consument doucement sous ses yeux, tout comme cet amour vécu près d’Antoine il y a bien longtemps, ces années trop brèves. Il lui est difficile de voir partir en fumée ce qui lui a procuré tant d’émotions.
Élise se souvient. Antoine empilait ses livres sur tous les meubles, chacun avait sa raison d’être posé là, elle n’osait pas les déplacer. Vers 21 heures il se retirait au salon, prenait des notes ou s’évadait dans ses lectures.
Dans son enfance il avait été privé de livres, à sa disposition il n’y avait que le journal local mais il n’était pas autorisé de le lire. Son père lui disait "ça ne concerne pas les gamins de ton âge, tu liras bien assez tôt les mauvaises nouvelles".
Dès ses dix ans, il disait à qui voulait bien l’écouter, que plus tard il sera le maitre d’école de son village, ce qu’il fit dès ses études terminées. Comme il avait grandi au pays, connu de tous les habitants, le maire avait tout fait pour le garder après l’inauguration de l’unique classe de la commune. Dans sa classe la discipline était de rigueur, du haut de l’estrade il était le maitre d’école, le soir il était le maitre de la famille.
Élise se souvient. En fin de journée elle remettait la classe en ordre, préparait le poêle à bois pour le lendemain. Combien de fois a-t-elle lavé à la main les blouses grises tâchées d’encre noire, les pantalons blanchis par la craie, elle ne les a pas comptés, elle était fière de sa tâche.
Leur maison était accolée à l’école. Le Jeudi, Antoine troquait sa blouse grise pour une veste en prince de Galles, Il endossait le rôle de secrétaire de mairie, recevait les doléances des habitants, les aidait à remplir les formulaires, écoutait les difficultés de chacun comme s’il faisait partie de la famille, mais rentré à la maison il était une tombe.
Élise se souvient. Dès ses quatorze ans elle est entrée dans une école pour se former à la couture. A huit ans elle créait déjà des robes qu’elle brodait pour ses poupées de porcelaine, elle rêvait d’entrer chez Dior, un rêve de petite fille vite étouffé. Sa mère lui disait « on verra ça plus tard, fais ton école de couture, ça te servira toujours quand tu seras mariée, mais ma fille crois-moi, le salon des arts ménagers te serait plus utile». Pousser les portes d’un atelier de grand couturier, elle n’en parlait plus, la page était tournée. Le mariage est arrivé, les enfants n’ont pas tardé, elle avait été éduquée pour ça.
Élise se souvient. Elle confectionnait les vêtements pour ses enfants, en créait de nouveaux dans des anciens, ils paraissaient comme neufs. Le bruit courut vite à l’école qu’elle travaillait très bien pour un prix modique, elle proposa donc ses services jusqu’aux villages alentours.
Élise installa son atelier dans une petite pièce servant jusqu’à ce jour de débarras, c’était son lieu à elle, Antoine n’y mettait jamais les pieds. Des photos de mode décoraient les murs ainsi que les tracés des modèles qu’elle créait. Sur une étagère, des petits bocaux contenaient des boutons de toutes couleurs, de toutes matières, en forme de coquillages ou de fleurs, récupérés d’anciens vêtements, les enfants se faisaient un plaisir de les trier. Entre les dentelles, galons et rubans pendaient sur des tringles en bois. Les bobines de fil aux teintes très variées étaient rangées dans des boites transparentes.
Une planche assez large posée sur deux tréteaux servait de table où la machine à coudre était installée, en prolongement un espace permettait de tracer les patrons dans du papier journal, ou d’étaler un coupon de tissus à plat avant la coupe. De quelques chutes colorées naissaient des marionnettes ou des doudous. Les femmes aux petits moyens ne pouvant renouveler leur vestiaire se faisaient plaisir à peu de frais, auprès d’Élise elles discutaient de tout et de rien, elles se sentaient bien entre elles.
Au printemps, les mariages s’annonçant, l’atelier se parait de mousseline de soie, d’organdi, de fines dentelles. Avec les chutes, elle enroulait pliait tourniquait découpait des petites fleurs blanches et roses qu’elle décorait de fines perles. A l’essayage, la future mariée très émue imaginait ce grand jour, ainsi que sa prochaine vie. La mère accompagnait sa fille pour l’essayage, donnait son avis, elle avait encore son mot à dire mais plus pour longtemps.
L’atelier de couture laissait une odeur particulière, comme un parfum fleuri. Avant de rejoindre leur chambre, les trois enfants pointaient leur nez, chipaient en cachette un petit bout de tissus qu’ils caressaient en s’endormant.
Les petits élèves de l’école communale, devenus grands partirent en ville pour suivre des études, la relève n’étant pas assurée l’unique classe a fermé, les lourds rideaux de toile bleue rayés ont été tirés définitivement. Avec regret, Antoine a dû rejoindre une école plus éloignée à la ville, il a dû s’adapter à cette autre vie, se plier aux nouvelles méthodes, il n’était plus le maître à bord pour décider.
Le maitre d’école a échangé sa blouse grise contre un blouson en jean, laissant son col de chemise ouvert pour faire plus jeune pensait-il.
Le premier mois il rentrait un jour sur deux au village, puis en fin de semaine. Le temps passant, les retours s’espaçaient un peu plus jusqu’à ce qu’il ne revienne plus du tout. Il avait pris goût à sa nouvelle vie ainsi qu’à une nouvelle compagnie.
Les enfants du couple ont poursuivi leur scolarité en internat, eux aussi ont découvert un autre mode de vie, de nouvelles rencontres aux milieux différents.
Élise est restée seule, il fallait bien garder la maison. Elle cousait de moins en moins, coudre pour qui, coudre pourquoi, le cœur n’y était plus, le prêt-à-porter au prix abordable fit son apparition, les clientes se faisaient plus rares, ses enfants encore plus rares, seulement aux congés scolaires. Antoine se manifestait parfois, surtout pour régler des questions matérielles, il ne parlait pas de sa nouvelle vie, elle ne posait pas de questions.
Élise se souvient. Ce soir comme tous les soirs, elle reste pensive. Les lettres d’autrefois sont brûlées, la braise est éteinte tout comme ses rêves passés. Son amour s’est envolé en fumée depuis bien longtemps, Il ne reste plus que les cendres.
Annick D.