Il y a bien longtemps, une contrée où il faisait bon vivre était désertée par les hommes, plus aucun ne voulait arpenter ce sol maudit.
Dans la forêt profonde, à des jours de marche, vivait une femme à la beauté inégalable. Au pays, les mauvaises langues faisaient courir des bruits inquiétants. La nuit, elle attirait les hommes en quête d’aventure, elle les retenait en leur faisant boire une potion composée de plantes rares, censée les garder jeunes et vigoureux éternellement. Cette potion enivrante au gout incomparable leur faisait oublier leur vie d’avant, jusqu’à en perdre connaissance. En attendant l’effet intense de sa mixture, elle les dévorait des yeux, puis en faisait ce qu’elle voulait, ses désirs, ses plaisirs étaient sans limites. Elle les aimait tendres, si tendres qu’elle les croquait à pleine dents, elle savourait le meilleur, et pour ne pas en perdre une seule bouchée, elle faisait rôtir le plus ordinaire dans la cheminée.
Les habitants d’en bas s’inquiétaient de ne pas voir revenir ces hommes dans la force de l’âge, ils devaient s’y plaire dans cette mystérieuse forêt, Ils reconnaissaient que la femme vivant tout là-bas avait bien des atouts pour retenir les faibles, les inconscients.
Le long du chemin conduisant à son logis, elle avait installé des pièges, les aventureux devaient traverser une vigne empoisonnée censée produire un jus euphorisant. Une lame coupante en suspension pouvait tomber d’un arbre s’il venait aux petits malins l’idée de se balancer à une branche. Pour mieux les harponner, elle avait creusé des trous profonds juste au-dessous.
À quelques pas de sa mansarde, un étang très ombragé était envahi de branchages pourrissant. Elle y noyait les hommes qu’elle trouvait trop coriaces malgré ses dents bien aiguisées, ceux qui lui semblaient inconsommables pour son bel âge, ou bien elle les laissait macérer dans l’étang des jours et des jours jusqu’à ce qu’ils soient tendres à souhait.
Quelques temps plus tard, lors d’une nuit sans lune, un violent orage s’abattit sur l’étang, des éclairs atteignaient les eaux troubles, des vents violents tourbillonnant soulevaient les branches, des cris étouffés venant des profondeurs résonnaient de tous côtés. Soudain, poussant les roseaux, des mains tendues apparurent, puis des bras, suivirent les corps des rescapés. Sous ces eaux boueuses, les hommes avaient changé d’apparence, ils étaient enrobés d’une épaisse couche calcaire, leur fragilité était transformée en force.
Ils entrèrent dans la maison de la mangeuse d’hommes en plein sommeil, la couvrirent entièrement de boue tirée du lac, lui barbouillèrent tout le corps, effacèrent sa beauté d’antan et la transformèrent en vieille femme ridée méconnaissable. Satisfaits de leur vengeance, ils coururent au village, informer les hommes du piège à éviter.
Le jour pointant annonçait la dure réalité. La mangeuse d’hommes se réveilla le visage et le corps tout plissés, les membres courbés elle se leva avec peine. Elle ne reconnut plus ses douces mains maléfiques, ses doigts déformés ressemblaient à des crochets, sa longue chevelure n’était plus qu’une botte de foin gluant. S’approchant du miroir, le reflet d’une autre femme la fit frémir, elle le crut ensorcelé Effrayée, une colère l’envahit, elle pleura de toutes les larmes de son pauvre corps.
Elle se rendit péniblement jusqu’au pays des hommes, se souviendront-ils d’elle avant cette horrible nuit, pourront-ils la sauver de ce cauchemar ? À l’annonce de sa venue, tous se barricadèrent, sauf le forgeron. Autrefois elle l’avait attisé, mais il ne s’était pas fait piéger, elle avait allumé un feu intérieur, jamais éteint depuis. Ce feu était si brûlant que sa forge était visible à des kilomètres à la ronde. Il l’attendait chaque soir, mais en vain, jusqu’à ce jour tant espéré, une créature humaine indéfinissable s’approcha de lui.
- Mon bon forgeron, ta flamme est visiblement toujours aussi ardente, me reconnais-tu ? Enveloppe moi de ta chaleur, caresse moi, déplisse moi, lisse moi, redresse moi, tu retrouveras mon corps d’avant.
Le forgeron reconnut cette voix, craignant d’être dévoré à son tour, il voulut satisfaire la mangeuse d’hommes. Il sortit sa plus belle lime et des heures durant, il supprima les plis et les bosses, redressa ce corps déformé, lui redonna sa beauté d’autrefois.
Quand le travail fut fait à la perfection, il la retrouva comme avant, mais il se questionna, resterait-elle près de lui, ou allait-elle rejoindre sa forêt maudite ?
La nuit suivante le forgeron dormit peu, un rêve lui insuffla un conseil.
Il sortit de son grenier un chaudron en cuivre plein de pièces d’or, et fit fondre ce trésor caché depuis des lustres. Pendant son sommeil, Il porta à bout de bras la mangeuse d’hommes près de la forge, l’étendit et l’enroba amoureusement de tout l’or fondu, jusqu’à la moindre goutte, il la transforma en mangeuse d’or. En sortit une statue éclatante, lisse, aux courbes parfaites, il put la caresser, l’admirer sans limites. Fier de son œuvre, Il la posa sur un piédestal à l’entrée de son atelier, lui priant de le protéger jour et nuit. Son éclat illuminait le pays à des kilomètres à la ronde.
Muni de son enclume et de son marteau, le forgeron tambourina dans toute la contrée pour annoncer la bonne nouvelle, il avait transformé la mangeuse d’hommes en déesse d’or. Les hommes de la contrée sortirent de leur enfermement, ils purent se rendre jusqu’à la forêt sans craindre d’être dévorés par la mangeuse d’hommes.
Annick D.
Commentaires
Encore une fois tu me fais redevenir petite fille. Bravo pour ce conte