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Nouvelle : Un bout de chemin

Il est cinq heures Paris s'éveille. Après une nuit blanche bien fêtée entre amis, Pierre rentre chez lui, la tête dans les étoiles. Traversant le jardin du Luxembourg désert à cette heure-ci, piétinant les feuilles mortes répandues dans les allées, son passé lui colle aux basques tout comme la terre boueuse sous ses chaussures. 

Il faut dire qu’au cours de cette nuit plutôt courte, il a rencontré des aventuriers de longue date qui l'ont fait gamberger. Se remémorant ses quelques années de bohème passées, déjà lointaines, il se met à rêver, à échafauder une autre vie.

Un matin semblable aux autres par sa monotonie, le rythme métro boulot dodo ne lui convenant plus depuis quelque temps, il met la clé sous la porte et décide d’aller voir ailleurs. Ignorant ni où, ni comment son coup de tête le mènera, mais sachant bien pourquoi. Rien ne l'arrêtera, ni le temps ni l'argent. Se contentant de peu, se faisant facilement des amis partout où il passe, il saura comme à l’habitude provoquer les bonnes rencontres, sa décision est ferme et définitive.

Échafaudant des plans aussi incertains les uns que les autres, il se dit que le hasard le conduira certainement vers une aventure hors du commun.

Après avoir erré quelques jours dans les rues parisiennes qu’il trouve sans attrait depuis quelque temps, croisant des passants pressés, stressés, tristes à en mourir, sans un regard ou une parole vers son voisin, le besoin de partir loin l’envahit chaque matin.

          Courage, fuyons.

 Au coin de sa rue, une affiche annonce l’ouverture prochaine du Salon de la Voile, Porte de Versailles. Soudain, une bouffée d’air frais l’envahit, en un clin d’œil, cette publicité l’inspire, mettre les voiles, partir au bout de la terre, rejoindre la mer. Pourquoi ne pas se laisser guider vers un port où toutes les opportunités sont possibles. Il sent une vague l’emporter jusqu’à La Rochelle. Il y a quelques années déjà, pour financer ses études, il y passait l’été, afin d’initier des adolescents au Catamaran. Il en garde de très bons souvenirs.

Comme dans tous les ports, tant de gens aux parcours si divers s’entrecroisent, partent ou rentrent d’on ne sait où, Il n’hésite pas longtemps. Le soir même, il charge son sac à dos de l’essentiel vestimentaire. Il n’a pas eu l’occasion de s’en servir depuis une dizaine d’années, lorsqu’il partait régulièrement randonner dans les Hautes Pyrénées.

Étant malgré tout conscient, en cas d’un retour possible plus tôt que prévu, il préfère s’assurer un toit. Il laisse donc son appartement à son ami Boris, qui lui aussi a envie de changer d’air suite à une rupture amoureuse. Venant de la Creuse, se sentant vivre au ralenti, il a accepté un poste à I’ Institut national géographique à Sant Mandé. Il en est ravi. Etant curieux de tout, d’un naturel plutôt fêtard, il se réjouit à l’avance des week-ends qu’il prévoit déjà très occupés.

Sans plus attendre, les quelques questions matérielles réglées, la semaine suivante Pierre file à la gare Montparnasse, son billet en poche. II se sent déjà mieux. Sait-on jamais, une grève prochaine est annoncée, une de plus.>

 Lors de son trajet, il se souvient avoir eu l’envie d’embarquer sur l’Hermione reconstruite ces derniers temps à l’identique. Même s’il faut mettre la main à la pâte, ce rêve pourrait-il se concrétiser, pourquoi pas ? Il se sent encore assez souple pour se hisser en haut des mâts.  Encore devrait-t’ il être accepté par l’équipe de marins déjà constituée et bien entrainée. Il entend déjà la critique.

         Ah ! Ce Parisien, que croit-il, ce n’est pas une croisière, il n’a vraiment pas les pieds sur terre, il les aura encore moins en mer. C’est plutôt un marin d’eau douce.

Il réalise qu’il aurait dû se rendre plutôt à Rochefort, sur le lieu de  reconstruction du navire. Trop tard, aux dernières nouvelles, celui-ci est déjà parti sillonner les mers.

Arrivé à La Rochelle, il se cherche un petit hôtel pas cher, avec vue sur le port .Il loue un vélo et part à la découverte de la ville qui a beaucoup changé depuis les stages d’été de ses vingt ans. Il y a bien longtemps qu’il n’avait pas goûté ce plaisir, il retrouve ce sentiment de liberté, d’espace, il respire à pleins poumons. A Paris, il évite le métro, préférant marcher, c’est moins risqué. Quoique, avec les trottinettes, les rollers, les skates bords, les vélos sur les trottoirs, il longe les murs, ne sachant pas de quel côté se frayer un chemin.

Par une nuit de pleine lune, errant le long du vieux port depuis quelques heures, Pierre aimerait bien faire une pause afin de calmer sa faim. A quelques pas de son hôtel, il a repéré un petit restaurant « Le Mékong ». Au premier abord il ne paie pas de mine, mais ça fera bien l’affaire.

Peu de clients à cette heure-ci, pourtant le service traine en longueur, le serveur est en grande conversation avec un pêcheur. Peu importe, il a tout son temps pour observer ce qui se passe dans la salle. Pas grand-chose, à vrai dire, sauf…

 À la table face à lui, utilisant ses baguettes avec une dextérité sans pareil, une jeune femme déguste un riz Cantonnais accompagné de crevettes en sauce, tout en cliquant de l’autre main sur son portable.

Il est enfin servi. Très mal à l’aise avec ces accessoires, se sentant plutôt empoté, il joue l’équilibriste, les croise, les lâche, abandonne le test, préférant utiliser sa fourchette. Il ne veut pas paraitre ridicule s’il veut entamer la conversation.

Semblant très perturbé par cette femme qu’il ne quitte pas des yeux, il ose l’aborder.

 - Depuis quelques minutes je vous observe, je suis épaté par l’aisance avec laquelle vous manipulez vos baguettes. Voulez-vous m’éduquer en ce domaine ? 

Étonnée de cette question, la jeune femme se prête au jeu.

          - Il n’y a rien à expliquer, c’est inné. Je suis venue au monde près d’une rizière, grâce à une étincelle produite au contact de deux baguettes magiques. Mon père, venant de sa Bretagne natale, a rencontré ma mère lors d’un séjour professionnel à Hô –Chi- Minh. Il est resté quelques années, puis est reparti prétextant avoir le mal du pays.  Les années passant, il n’est jamais revenu. En venant poursuivre mes études en France, je souhaitais surtout le revoir, découvrir d’où il venait, mieux le connaître, mieux le comprendre. Mais en vain, je l’ai revu, je l’ai à peine reconnu, je ne l’ai toujours pas compris. Le temps, les distances ont fait le reste. J’ai découvert la Bretagne à défaut de lui-même.>

          - Et alors, que s’est-il passé depuis ?

          - Depuis, j’ai continué ma vie ici, mais je suis comme mon père, parfois j’’ai le mal du pays. Ce soir je suis passée devant « Le Mékong », En voyant ce nom, un instant de nostalgie m’a incité à pousser la porte.

Pierre la dévore des yeux, sa faim n’est plus pour son assiette de riz cantonais, avec ou sans baguettes. Cette petite brune au regard pétillant, avenante, charmante, ne le laisse pas indifférent.

Le repas terminé, la soirée se prolonge dans de longues conversations. Linh manifeste le souhait de partir prochainement au Vietnam, revoir les lieux où elle a grandi, retrouver sa famille, surtout revoir sa mère qui ne lui écrit plus, qui ne lui téléphone plus. Malgré ses fréquents appels, personne ne répond.

          - Je pourrais peut-être vous accompagner, si vous le vouliez bien ? Vous pourriez me faire découvrir ce pays où je souhaite me rendre depuis quelque temps,  vous seriez mon guide.

Surprise au premier abord, elle semble apprécier la proposition, ne dit pas oui, mais ne dit pas non, il  saisit donc l’occasion. A son sourire, c’est plutôt oui.

Ce soir, il est certain d’avoir croisé sa bonne étoile. Elle lui semble plus lumineuse que celles rencontrées jusqu’ alors, il ne va  pas la laisser filer. Allait-elle l’éclairer, le guider, lui faire oublier ses soirs de solitude ? Ce serait peut-être plus facile en sa compagnie.

Après quelques jours à planifier leur voyage, quelques nuits plutôt courtes pour une rencontre plus intime, ils partent. Pour seul bagage un sac à dos, l’un allégé de rêves, l’autre de souvenirs.

L’automne touche à sa fin, sous une pluie battante ils prennent un vol pour Hanoï. A leur arrivée, une chaleur humide les surprend. Ils se débarrassent de leur gros pull, leur parka, leur montre ainsi que leur téléphone portable. Une bonne vieille carte Michelin, le guide du routard suffiront bien. Depuis quelque temps, Pierre souhaitait se déconnecter de tout. Ici, personne ne le harcèlera, il n’entendra plus les rituels : t’es où là, tu fais quoi, tu ne réponds pas, on se voit quand ? Ici, personne ne s’inquiètera de son silence. 

S’ils voulaient se couper du monde, c’est raté. Les deux roues avec ou sans moteur fusent de tous côtés, le klaxon est roi. Ça semble pourtant bien se passer, sans accrochage, sans agression verbale. Malgré tout, Ils ont hâte de quitter la ville aux rues très animées.

Pour se mettre dans le bain, ils embarquent deux jours dans la baie d’Along. La brume du matin disparue laisse place à la clarté bleutée du ciel, au vert émeraude de la mer, ainsi qu’aux nombreuses iles rocheuses aux formes fantasmagoriques.

Autour d’eux un monde de silence, de paix, les berce dans leur nouvel amour.

Ils doivent rejoindre la famille de Linh, vers les hauts plateaux, dans un village très éloigné. Mais avant, Pierre souhaite apprendre les bases de la langue, les coutumes, les codes. S’il n’y arrive pas, il se rassure en pensant que les gestes, les mimiques, les sourires feront bien l’affaire. Chaque matin Linh se fait une joie de lui donner quelques leçons, avec un malin plaisir à le voir hésiter sur la prononciation. Elle se souvient de ses difficultés à son arrivée en France pour apprendre la langue, elle a dû affronter les moqueries, les regards interrogateurs.

Connaissant le pays, Linh mène la barque. Il lui fait confiance, se laisse guider.

  Ils louent une moto sans âge, l’éclairage est en option ainsi que le casque. Pourvu qu’elle tienne le coup jusqu’à destination, ils sont plutôt sceptiques, devant parcourir plus de mille kilomètres.

Peu leur importent le lieu et l’heure lorsque la faim se manifeste. Le moment venu, dans une gargote au coin de la rue, ils achètent une bolée composée principalement de riz accompagné de quelques lamelles de petits légumes indéfinissables. Ils s'installent sur un bidon posé près du trottoir, ou s'assoient en tailleur à même le sol. Dégustant avec appétit une spécialité locale, tout en partageant l'animation de la rue et son spectacle, c’est un bon moyen pour prendre contact, se mettre dans le bain. Ils restent là des heures, le temps n’existe plus.

Ils goûtent des mets leur semblant à priori plutôt curieux, à la vue comme à l'odeur, du plus épicé au plus fade, découvrent des légumes inconnus, des fruits gorgés de jus à la saveur incomparable. Ah, les mangues, jamais il n’en n’a goûté d’aussi délicieuses, d’aussi juteuses, mûres à point.

Dans les petits restos il leur est proposé de la viande faisandée parsemée d'herbes fraîches, des insectes grillés accompagnés de sauce aigre-douce, ainsi que des reptiles au goût très fin. Le jour où ils ont su quelle était cette chair si tendre, Ils ont appris à les cuisiner, guidés par un gars du coin. Il y eut parfois des lendemains aux digestions difficiles.

Après tout, Pierre se souvient, avoir goûté de force une matelote d’anguilles, son père les pêchait dans les étangs près de la Loire.

Au cas où le corps lâche, l'herboriste du village leur administre une potion magique, accompagnée de quelques incantations plutôt mystérieuses, Il suffit seulement d'y croire. Dès le lendemain ils repartent d'un bon pied.

 Dans les régions chaudes à l'atmosphère humide, leur maillot collant à la peau, ils avancent à la recherche d'un lieu ombragé, ainsi qu’un point d'eau pour se rafraîchir le corps. Ne prenant pas le risque d’être malade, ils sont souvent en quête de bouteilles d’eau.

Plusieurs fois, ils ont perdu leurs légers bagages contenant les quelques vêtements qu'ils possédaient, c'est à dire juste le nécessaire pour s'adapter aux différentes températures entre le Nord et le Sud. Ils se procurent sur place ce qui leur manque. S'ils sont en difficulté pour quoique ce soit, ils trouvent facilement de l’aide. Parfois trop de propositions, d'indications contraires, les obligent, selon leur intuition, à imaginer quelle serait la meilleure, au risque de se perdre.

Pourquoi ne pas essayer le petit train tortillard. Chargé sur le toit ou à l'arrière de bagages ficelés, empilés ou coincés sous les sièges. Il faut se serrer les uns contre les autres afin de se faire une place, sinon attendre le lendemain.  Parfois, une charrette débordant de paille, tirée par des bœufs, fait l'affaire pour la journée. Pour Pierre, échanger avec les voyageurs est le meilleur moyen pour apprendre la langue. Linh la parle avec plaisir, avec aisance, elle retrouve son enfance.

Entre chaque village, ils passent une journée ou deux à se prélasser à l’ombre dans les hamacs installés comme aire de repos.

Pour quelque monnaie locale, ils sont déposés d'un village à l'autre en vélo-taxi. Parfois ils empruntent des minibus cabossés, bringuebalants. Sur la galerie un concert de poules en cage les berce, la route est longue, pleine d’imprévus, ils en profitent pour faire la sieste. Quant aux vélos, ils préfèrent s'abstenir de cette aventure, les routes bordées d'ornières, défoncées, boueuses ou caillouteuses ressemblant plus à des passages pour animaux, ne les mèneraient pas bien loin.

  Chaque jour est différent, fait d'inattendus, comme passer la nuit à la belle étoile s’ils ne trouvent pas d’hébergement, ce qui rappelle à Pierre  ses camps de vacances lors de son adolescence. Certains jours, quelques petits travaux aux champs leur permettent en échange de dormir chez l’habitant.   

Leur budget s’allège de jour en jour, ils doivent encore tenir jusqu’à leur but, rejoindre la famille de Linh.

En tant que vrai Breton, Pierre propose de faire des crêpes, de faire découvrir une spécialité culinaire Française. Mais ils doivent chercher un lieu bien situé, se procurer le peu de matériel nécessaire, les ingrédients, et surtout les clients, sinon ils perdront le peu d’argent investi au lieu d’en gagner. C’est trop compliqué, le projet est vite abandonné, ils préfèrent se serrer la ceinture. De toute façon ils ne sont pas venus ici pour monnayer, plutôt pour oublier un temps les tracasseries matérielles.

  Au fil des jours, au fil de l’eau, Linh reconnait les paysages de son enfance, les rizières, les marchés parfumés riches en couleurs.

Ses proches doivent l’attendre depuis si longtemps. Elle veut leur faire une surprise.

Depuis son départ, tous sont restés au village. Au loin, elle entend les enfants se chahutant, elle les reconnait à peine, tant ils ont grandi ; des plus petits sont nés depuis.

Le grand-père au visage plissé par le temps passé au soleil, à-demi allongé dans un fauteuil en osier, ouvre grand ses bras en l’apercevant au loin. Tous se pressent autour d’elle. Immédiatement elle devine que la famille n’est pas au complet, elle ne voit pas sa mère. Où est-elle ? Elle s’attendait à ce qu’elle soit la première à l’étreindre. Linh ressent une gêne autour d’elle.

          - Où est ma mère, j’ai hâte de la serrer contre moi ?

          - Elle repose sous les magnolias

Linh s’y rend à pas de loup, puis soudain s’arrête afin de la surprendre.

          - Maman, ton petit oiseau est de retour.

Sa mère ne semble pas entendre, ne répond pas à la voix de sa fille, ne réagit pas à ces mots qu’elle a si souvent prononcés. A l’approche de Linh, son regard reste dans le vide, sans expression.

Linh réalise très vite l’état de sa mère. Elle s’en veut de l’avoir quittée, peut-être est-ce à cause de son absence qu’elle a perdu la tête ? Qu’elle la reconnaisse ou pas, elle souhaite rester près d’elle. Pas un instant de plus elle n’hésite, elle sera à ses côtés le temps qu’il faudra. Peut-être même, ne repartira-t-elle pas en France.

  Pierre ne sait pas trop où se situer dans cette famille si soudée. Linh parle dans sa langue maternelle, il a du mal à suivre, la communication entre eux s’étiole, jusqu’à s’ignorer, elle a la tête ailleurs. Elle passe beaucoup de temps auprès de sa mère, retrouve une complicité auprès de ses amis d’enfance.

Se sentant exclu, il devine qu’il devra poursuivre seul son voyage. Elle n’en n’est pas contrariée, la lassitude se faisait parfois sentir entre eux. Elle préfère aussi rester seule auprès des siens.

 -Je pars, je continue sans toi. Nous nous retrouverons peut-être à ton retour, d’ailleurs, reviendras- tu ? Je te sens si heureuse parmi tes proches.

   Linh entoure sa mère jour et nuit, lui raconte sa nouvelle vie en France, Elle lui parle aussi de son père, du peu qu’elle connait de leur vie commune. Peut-être que ces lointains souvenirs bousculeraient sa mémoire, mais c’est peine perdue.

 Par une nuit plus étoilée que les autres, sa mère à son tour la quitte définitivement pour rejoindre ses ancêtres vers un autre monde.

N’ayant plus ce lien maternel, elle hésite entre partir ou rester. Tous veulent la retenir, mais en vain. Elle leur dit qu’elle va rejoindre Pierre, même si elle n’en n’a pas l’intention. Une dernière fois, ils partagent le repas autour de nombreux petits plats. Elle doit les quitter, non sans larmes, mais promet de revenir bientôt, seule cette fois.

          Le petit oiseau s’envole vers la France.

À son retour, Pierre s’installe à La Rochelle, le temps de se remettre, se réadapter à ce monde trop organisé à son goût. Il se rend souvent au restaurant « Le Mékong », se souvient de sa rencontre avec Linh. Il regrette qu’elle ne soit pas à la table en face, il lui ferait bien le jeu des baguettes, et du reste d’ailleurs. Se retrouveront- ils ?

 Il travaille quelques mois dans la construction de bateaux de plaisance, puis se rend au salon de la voile Porte de Versailles, présenter le dernier modèle. Comme en partant, il s’accroche aux mâts, un esprit d’évasion le poursuit.

Une question le taraude, pourquoi est-il parti ? Sur  un coup de tête probablement, pour un  coup de cœur, certainement. Qu’allait-il chercher si loin ? Changer de vie, du moins pour un certain temps. Qu’en a-t-il retenu ? Leur histoire d’amour, vivre avec l’essentiel, vivre au temps présent. Pourquoi est-il revenu, il ne sait plus trop, Il sait seulement qu’il ne veut plus supporter le stress, les contraintes, il ne veut surtout pas revivre sa vie d’avant, pourtant depuis son retour, il en prend le chemin.

Après une semaine dans la foule, le bruit, le baratin nécessaire pour les affaires, il ressent le besoin de s’isoler quelque part, loin de cette agitation. Ce quelque part se fera de nouveau au gré du hasard. Au salon, un client souhaite se débarrasser de sa péniche hors d’usage, amarrée en bord de Marne.

Pierre saisit l’opportunité. Il peut occasionnellement s'imaginer sur le Mékong, aucune comparaison à part le fait de vivre sur l’eau. Là, il peut faire griller ses poissons sans gêner les voisins, rester plusieurs jours sans se raser, ni se laver, fuir toutes les contraintes de la vie en société, ne plus entendre toutes ces conversations en boucle qui l'agacent au plus haut point. Certains jours, il regrette de n'être pas resté là-bas dans un monastère pour se faire moine, ou bien s'isoler en devenant gardien de phare au large de la côte Bretonne.

 Par tous les temps, qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il gèle, ou sous la canicule, il est là sur le pont afin de revivre quelques instants d'ambiances vécues. Il écrit ses récits de voyage avec une pointe de nostalgie au bout de son stylo. Lorsqu'il se sent seul il parle aux mouettes. Eh oui, les mouettes volant habituellement sur L'Atlantique sont parvenues jusqu'à la Marne, il n'en croit pas ses yeux. Tout fout le camp, même ses rêves de gamin.

 Dès, son retour, Linh aménage dans un ancien atelier de menuiserie situé au Marais. Elle reprend ses pinceaux, couche sur la toile ses paysages, ses ambiances qui lui manquent tant. Une palette de dégradés, verts, jaunes, bleus, lui donnent le sourire chaque matin. A cet instant son esprit est ailleurs, elle vole, se sent comme le petit oiseau surnommé par sa mère.

Dès le lever du soleil elle installe son chevalet dans la cour intérieure en chantonnant. Les énormes pots d'orangers, de palmiers, de bambous, de lauriers roses, de yuccas l'inspirent. Manquent seulement les odeurs si particulières, si enivrantes de toutes ces plantes inconnues qu'elle n'a pas oubliées. Elle se souvient de la mélodie des oiseaux, particulièrement au lever du jour ou à la tombée de la nuit.

Hélas, elle n’entend aucun gazouillis. Pour satisfaire les résidents, nulle trace ne doit salir le bord des fenêtres. Un immense filet a été installé au sommet d’un immeuble à l’autre. Les oiseaux ne sont pas les bienvenus, les pigeons encore moins.

Depuis son arrivée dans la résidence, les voisins sont plus souriants, plus causants.  Pour eux, chaque jour est un rayon de soleil, même par temps pluvieux. Un petit oiseau d’une autre espèce s’est posé près d’eux. Il suffit de si peu pour rendre heureux les grincheux.

 Quelques années passent, ils se sont presque oubliés.

Par un matin printanier, Linh flânant le cœur léger le long du quai de Joinville, aperçoit au loin un homme qu'elle semble reconnaître. Ils se croisent, surpris, reculent de quelques pas, s’arrêtent, hésitent  instant puis s’enlacent. Leur amour a bien failli les noyer.

Sous les feux de l'action, elle plie bagages au Marais, vient prendre une bouffée d'air frais sur la Marne, seulement pour quelque temps, a-t-elle précisé.

Se remémorant leurs folles aventures, l'envie leur prend de repartir pour de nouveaux horizons. Malgré les plans, la motivation n'y est plus, c’est du déjà vu, du déjà vécu. Leur rencontre avait été une folie du moment pour vivre ensemble une expérience hors du commun, ils en ont fait le tour.

Repartir, ils ne sont pas certains de le vouloir vraiment. Tout compte fait, la vie à deux est parfois difficile. Le balancement de la péniche, ou plutôt de son choix, lui provoque des nausées, son esprit s’embrume, elle se heurte à l'inconciliable entre eux, se sent couler.  Elle a besoin de son espace pour elle seule. Tenir des conversations auxquelles elle n’adhère pas lui vide toute son énergie. Certains jours, l’envie lui prend de se jeter à l'eau, mais après réflexion, elle pense que la Marne est bien trop sale pour un dernier bain, même les poissons n'y survivent pas. Elle estime aussi avoir de beaux jours à vivre sans lui, comme avant leur rencontre à La Rochelle.

 Suite à une nuit plutôt orageuse, sans prévenir, elle largue les amarres et revient au Marais. A nouveau, elle apprécie ses soirées en solitaire.

À son retour, posté devant sa porte, elle trouve un chat Persan semblant égaré, apeuré. Il est là, errant, comme s'il l'attendait depuis des jours et des jours. Malgré sa fourrure très fournie il semble amaigri, triste, plutôt perdu. Elle l'apprivoise par ses caresses, le nourrit, l’adopte en le nommant Ulysse.

L'hiver arrive, la nuit tombant très vite, Ulysse ne se manifeste pas. Linh s’inquiète de son absence, Il se cache probablement derrière les potées jaunies. Après quelques miaulements, sa faim le fait sortir de son refuge. Il ne peut même pas courser les oiseaux puisque là-haut  ils sont piégés. Écoutant son bon cœur, Linh n'ose pas laisser Ulysse dehors plus longtemps, un temps de chien ce n'est pas fait pour les chats, pense-t-elle. Discrètement, deux pattes dehors, deux pattes dedans il est attiré par la chaleur du lieu. Un soir d’orage elle le laisse entrer, puis les jours suivants. Il ne semble plus éprouver le besoin de vagabonder.

 Sa présence rend Linh heureuse. Elle lui parle de son errance à elle aussi, de ses doutes, de son besoin de solitude. Dans son atelier, près de la fenêtre, elle lui installe une couverture moelleuse en forme de hamac, entourée de coussins aussi colorés que ses tableaux. De jour comme de nuit, lové dans ce cocon, Ulysse est à l'affût du moindre de ses gestes, de son souffle, de ses déplacements. Il tend l'oreille, sans bouger, sans un miaulement. Il  cligne des yeux, tout en l’observant pendant des heures comme s'il lisait au plus profond de ses pensées, comme s’il lui soufflait "ne me quitte pas".

Certains soirs, Linh semble voir Pierre se prélassant dans son hamac, calé au creux des coussins. A cet instant une lame d’émotion l’envahit. Non, elle divague, c’est bien Ulysse. C’est peut-être mieux ainsi pense-t-elle.

 AnnickD.

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